POUR LA PHOTO À MOSCOU, EN 1970.

MAIS PAS SEULEMENT.

AFFECTUEUSEMENT 

ΜΑRGARITA

 

Je voudrais vous décrire cette photo.

Mais j’ai ressenti tout au fond de moi le besoin de retourner très loin en arrière, jusqu’aux temps très anciens de l’Ionie. Puis, à l’époque où mes grands-parents vivaient leurs jeunes années dans leur patrie perdue, l’Asie Mineure.

Si vous considérez ce qui suit comme une pure logorrhée, sans aucune raison d’être, passez outre et sachez juste que cette photo a été prise en août 1970, 

à Moscou, sur la Place Rouge. 

On y voit Papa, Maman, Yorgos et moi.

On était arrivés en Union Soviétique avec notre père qui était officiellement invité par le gouvernement de l’URSS.

On lui avait proposé le poste de secrétaire général du KKE (Parti communiste grec), pour remplacer le secrétaire de l’époque Kostas Koliyannis (1956-1972).

Mais Papa ignorait le motif de cette invitation.

Il pensait que l’Union Soviétique voulait sûrement rendre hommage au révolutionnaire communiste!

Bien sûr, quand ils lui ont fait leur proposition, après des discussions sans fin, mon père n’a pas été d’accord.

C’est à Moscou qu’avaient lieu toutes ces discussions.

Nous, avec Maman et l’interprète-guide (du KGB), la charmante Galina, on a arpenté la ville pendant des semaines entières! 

C’est à ce moment-là que j’ai appris à connaître Moscou comme ma poche. J’avais onze ans et Yorgos, dix!

Il y avait aussi Alexis Hatzis avec nous.

L’année dernière quand j’y suis retournée, de nouveau avec Alexis, suite à un second voyage  en 1983 avec mes parents, pendant la courte période où Iouri Andropov était au pouvoir, j’ai admiré une ville de toute beauté, riche et tape-à-l’œil , à l’image des villes américaines où règnent le gaspillage et l’opulence, une métropole internationale.

 

Je me rappelle qu’après Moscou et quelques excursions idylliques dans ses environs, après un séjour dans d’élégantes datchas où les artistes soviétiques passaient l’été, des baignades dans la Volga, un tas de soirées au théâtre Tchaïkovski et au théâtre du Kremlin et une foule d’autres choses qui étaient magiques pour deux gosses comme nous, on nous a hébergés à Yalta, dans une résidence exclusivement réservée aux apparatchiks !

C’est là que Papa devait attendre les résultats de leurs discussions !

Je ne peux pas oublier la Crimée !

Je ne peux pas oublier l’opulence qui entourait les cadres du Parti.

Mais le souvenir le plus vif que je conserve, c’est celui du paysage et de sa beauté.

Il rappelle les paysages de Kineta, les forêts verdoyantes sur les versants escarpés qui grimpent jusqu’aux sommets de la chaîne des Gerania! 

La Crimée avec ses rivages découpés en dentelle, ses îles lilliputiennes, les rochers qui pointent soudain dans la mer, les récifs près des côtes !

Et des pins, des pins, partout des pins!

Nous, on contemplait les montagnes et les plages à travers les hublots des super avions de chasse de la marine de guerre !

Somptueux, quoi ! 

 

La Crimée évoquait aussi les côtes du golfe de Corinthe qui s’accrochent pareillement aux abrupts monts Gerania, couverts à perte de vue de luxuriantes pinèdes !

Quand on longe la côte en barque, en partant du phare de Vouliagméni, en face de notre maison, à Vrahati, on rencontre une succession de petites anses et on s’enfonce dans des grottes énigmatiques, on continue assez loin jusqu’à Vathy, mystérieuse baie aux eaux glaciales, jusqu’au beau village d’Alepohori et si on continue encore on arrive à Psatha. Là, les vallées s’étendent au pied du mont Patéras et jusqu’au redoutable Cithéron, séjour des Érinyes!

C’est magique!

C’est fou ce que la pauvre Crimée ressemble à la Grèce!

C’est peut-être pour cela que des milliers de Grecs, voilà de ça des milliers d’années, en ont fait leur patrie d’adoption.

Un jour, à Yalta, on est allés visiter la maison d’Anton Tchékhov qui vécut là les dernières années de sa vie.

C’était l’après-midi, dans le paisible jardin, et Papa s’est assis à la table de marbre et a écrit quelques mots dans le Livre d’or. Je suis sûre que sa dédicace s’y trouve encore.

Il y a aussi une photo. Ils l’ont pris pendant qu’il était en train d’écrire.  Quand je la regarde, j’ai l’impression d’assister à un événement historique.

Autour de nous, des quantités d’arbres, des quantités de parterres de fleurs et des quantités de sentiers! On se serait crus au paradis. Et nous, les enfants, on avançait religieusement comme si on était dans un lieu saint.

 

Ensuite, nos guides ont reçu des ordres : Papa devait partir et on est partis!

Quand on est rentrés à Moscou, à l’aéroport, nos guides, qui faisaient partie du KGB, dans l’énervement général, se sont métamorphosés en fonctionnaires antipathiques.

On nous a fait passer la douane et le contrôle des passeports à toute vitesse.

Ils voulaient qu’on décampe au plus vite.

Nos parents, eux, étaient encore plus pressés de partir.

Au moment où on passait d’une salle à l’autre avant de sortir du bâtiment, on a aperçu, par une gigantesque vitre, loin, tout au fond, un groupe de jeunes gens qui agitaient énergiquement la main et nous acclamaient avec frénésie ! On voyait bien qu’ils criaient mais on ne les entendait pas à travers les immenses baies vitrées. 

À nos côtés, on avait le guide de Papa, un énorme géant, qui était son interlocuteur  jour et nuit ; il s’appelait Anatole, je crois (je redemanderai à Papa ; évidemment, c’était un cadre du  KGB!)

Il a dit à mon père que ces jeunes étaient des Grecs de Tachkent et qu’ils avaient parcouru des milliers de kilomètres rien que pour le voir! Après une semaine entière de voyage en train et des arrêts à n’en plus finir aux contrôles de police, ils étaient arrivés pile pour nous voir partir ! 

Ils ont demandé à voir Papa, à lui parler, au moins à le saluer.

Mais, nous a dit Anatole, ils avaient eu beau parcourir des milliers de kilomètres pour ça, ils n’ont pas eu l’autorisation de le voir...

Et maintenant, avec force gesticulations et grimaces, ils essayaient de faire comprendre à Papa à quel point ils l’adoraient!

Vous comprenez, Papa était allé les voir à Tachkent en 1966 avec son orchestre, Maria Farandouri et Andonis Kaloyannis et sa musique était une flamme qui ne s’éteindrait jamais pour les partisans grecs et leurs enfants, isolés et oubliés au fin fond de l’Asie Centrale.

Ceux qu’on voyait derrière la baie vitrée, c’étaient des enfants de partisans grecs qui étaient nés au fin fond de l’Asie!

Tous ces détails sur l’épisode survenu à l’aéroport de Moscou en 1970, avec le groupe de Tachkent, on les appris vingt-cinq ans plus tard, à Athènes, par Dimitris Christodoulou, le joueur de bouzouki de notre orchestre actuel, qui hélas n’est plus de ce monde, il nous a quittés trop tôt, voilà dix ans. 

Mais en 1970, lui aussi était là.

 

Tout ça s’est passé peu de temps après la libération de Papa par la junte ; Jean- Jacques Servan-Schreiber, le politicien français, avait eu l’aplomb de venir demander personnellement au dictateur Georges Papadopoulos de le libérer, alors qu’il enflait de façon inquiétante. 

Son ventre était devenu comme un tambour et on l’a transporté du camp d’internement d’Oropos à l’hôpital d’Agios Pavlos (l’actuel hôpital de Nikaia).  

Les colonels croyaient qu’il avait un cancer de l’estomac et ils se sont dit : « bon débarras ! »

En fin de compte, Papa souffrait d’une simple appendicite que personne n’avait diagnostiquée et qui a évolué en péritonite carabinée! 

L’appendice a éclaté le jour où Papa, libre désormais, se trouvait à Rome, sur une immense place, le premier mai 1970, à la tribune aux côtés d’Enrico Berlinguer (futur secrétaire général du Parti communiste italien et leader historique de la Gauche),

Devant des centaines de milliers de gens, pour le grand discours officiel du Premier Mai! 

La foule admirait le héros, le combattant de la résistance, le communiste, mon père! 

La foule acclamait le révolutionnaire! 

Le peuple italien l’adorait!

Papa a commencé son allocution dans un italien impeccable et… il s’est évanoui! 

L’opération dans un hôpital de Rome a duré plus de quatre heures car le pus s’était répandu dans tout l’abdomen.

"Ils m’ont sorti les intestins et ils me les ont lavés!", nous dirait Papa plus tard. 

"J’ai vraiment failli mourir ! C’est un grand médecin qui m’a sauvé."

C’était le médecin personnel de Berlinguer.

Et nous, les enfants, on a ajouté cet épisode au panthéon des exploits de Papa!

Quant à Servan-Schreiber, après cet acte de courage, il a fait une entrée triomphale au Parlement français avec son nouveau parti, le Parti radical.

Et Papa n’était pas pour rien là-dedans, disions-nous avec enthousiasme!

 

Tout ça se passait fin avril 1970 et nous on vivait toujours à Néa Smyrni, otages de la junte, disaient les grandes personnes. 

C’est pour ça qu’on s’est enfuis, nous aussi, le Premier Mai! 

Maman, Yorgos et moi, déguisés en Français!

Avec l’aide d’amis français de Schreiber ( qui deviendraient des amis intimes de mes parents, une fois en France.)

On était censés faire une croisière sur l’Egée à bord d’un voilier ( ?) de l’armateur Potamianos (ceux qui nous l’avaient loué ne se doutaient de rien, eux mon plus !) 

Et on est arrivés à Chios. 

De là-bas, avec des passeports français, Maman arborant une perruque châtain, on est passés en Turquie avec le bateau de ligne. 

Chios- Cesme! 

Notre premier voyage hors de Grèce, après un bon bout de temps, en fait depuis qu’on était arrivés de Paris en Grèce, encore tout bébés.

J’avais onze ans et Yorgos dix.

On est arrivés en Turquie par la mer, celle sur laquelle tous les nôtres avaient fui, par millions.

On a vu se profiler devant nous la patrie de grand-mère Aspa, la mère de Papa! 

Cesme.

Une ville mythique,

Une ville magique,

Exactement comme je la voyais dans ma tête de petite fille, aussi loin que remontent mes souvenirs, presque un bébé encore, blottie dans les récits de mes grands-parents et surtout de mes grands-mères qui, pendant des années, me racontaient comment elles vivaient, comment c’était, il y a très longtemps, dans la « patrie perdue » (comme je me disais chaque fois dans ma tête, auprès de ma minuscule grand-mère Margarita.)

J’étais une petite fille et j’écoutais ma grand-mère me raconter tout ça, comme un interminable conte de fées !

J’étais née Smyrniote, j’étais une fille d’Asie Mineure!

C’est pour ça qu’on vivait à Néa Smyrni, un des quartiers de réfugiés. 

J’étais très fière que ma meilleure amie, Fanny, qui habitait juste en face de chez nous, un peu plus à droite, ait une grand-mère smyrniote et que sa mère, Madame Xénia, ait fréquenté la légendaire École évangélique, sur la place de Néa Smyrni, avec ma mère et toutes les voisines et que mon grand-père, à la retraite, ait été professeur et proviseur dans cette École évangélique de Néa Smyrni !

Grand-Père Ilias, le père de Maman, lui, avait été professeur de chimie dans la célèbre Institution de jeunes filles de Smyrne et à l’École évangélique de Smyrne!

Il avait eu Georges Seféris comme élève!

En plus, mon grand-père n’était pas seulement un chimiste. C’était un sage! Il nous parlait en turc, en grec ancien, il récitait des centaines de palindromes en grec ancien ; il cultivait son petit jardin derrière la maison, il avait une grande vigne et des arbres fruitiers, il était végétarien mais sans excès ; il mangeait essentiellement du poisson pour les protéines, il savait bien se nourrir, il respectait les animaux... Grand-Mère, elle, avait une armée de chats qui, dès qu’elle sortait de la cuisine, son éternel royaume, couraient par dizaines derrière elle, la queue en l’air, en signe de contentement et d’attachement. Grand-mère avait ses fleurs et son immense olivier secret sur le trottoir... 

Notre grand-père était un sage et notre grand-mère une tendre maîtresse de maison.

Vous dirai-je aussi que je suis allée visiter ces écoles à Smyrne avec mes enfants, en 2010 ? Je ne sais pas par quel miracle on a réussi à entrer dans le pensionnat de jeunes filles avec l’autorisation de l’actuel directeur du lycée mixte. Alors qu’aucun autre touriste grec n’a jamais pu y pénétrer, même que la tante Stassa en avait eu gros sur le cœur qu’on ne la laisse pas y entrer, avec tous les voyages qu’elle avait faits dans son pays natal!

Et voilà que nous à présent on arpentait triomphants ces lieux sacrés!

On a vu plein de garçons et de filles en uniforme rentrer quand la cloche avait sonné. Sauf que maintenant, c’était des petits Turcs. 

On a même réussi à entrer à l’École évangélique. Devenue mixte elle aussi aujourd’hui. On est arrivés dans l’amphi de chimie, là où avait enseigné mon grand-père, inchangé, exactement comme me le décrivait ma tante Stassa en 2013, centenaire à l’époque puisqu’elle est née en 1913.

Et elle la connaissait bien cette salle parce que son père, mon grand-père Ilias l’emmenait avec lui quand il faisait ses cours, quand ma tante avait 5 ans, qu’elle allait encore à la maternelle, c’est-à-dire en 1918!!!!!

Je m’arrête là ; des anecdotes comme celle-là, il y en a à la pelle, il y aurait de quoi écrire des livres entiers.

 

Je ne sais pas par où commencer. Je vous écris et des milliers d’histoires me reviennent à l’esprit et, surtout, des images de mon grand-père Ilias que j’aimais tant et avec qui on habitait, jusqu’à ce qu’on parte en cachette de notre maison de Néa Smyrni, ce fameux Premier Mai 1970.

Nous, non plus, les enfants, on ne savait pas où on s’en allait!...

« Les enfants, si on partait en excursion pour le Premier Mai ? », nous a dit Maman, en jouant le jeu. Nous, on tombait des nues et on a gobé ce mensonge.

C’était bien la première fois que Maman nous faisait une proposition pareille, une vraie révolution pour des enfants comme nous, dont tout l’univers se partageait entre Néa Smyrni et Vrahati.

(Nos deux maisons, nos deux nids.)

Cela aurait été parfaitement déplacé que Maman coure à des excursions ou à des fêtes, alors que, moins d’une semaine plus tôt, Papa était encore prisonnier dans le camp de détention d’Oropos, avec des milliers de ses camarades.

Ça, on le savait et on était fiers du combat que menait Papa. On le savait et on comprenait qu’on ne devait jamais embêter Maman, elle avait déjà assez de soucis !

Même à ses parents elle n’a pas dit la vérité. Elle avait peur qu’après on les force à parler…

"On va partir en excursion pour le Premier Mai avec des amis français ", leur avait-elle dit.

Pendant les préparatifs de la soi-disant excursion, je voyais dans les yeux de ma grand-mère Margarita à quel point elle était nerveuse, angoissée ;  et elle tournicotait, en clopinant sur ses jambes malades.

Ma minuscule grand-mère! 

 

Maman n’a jamais revu son père. 

Ni nous, notre grand-père. 

Un soir de 1971 à Paris, on a eu un appel de Grèce et on nous a dit que Grand-Père était mort.

Elle s’est mise dans un coin et elle a pleuré.

Ce soir-là, on est restés tous les trois silencieux, laissant Maman tranquille, seule avec son chagrin. Elle n’a même pas pu aller à l’enterrement.

Nous, on avait perdu notre sage grand-père, dans les vieilles jambes duquel on traînait depuis qu’on était bébés.

 

Maintenant on prenait la fuite, comme des persécutés. 

Voilà Cesme devant nous ! 

Cesme, la ville sortie des contes des grandes personnes.

C’est là qu’était née et qu’avait grandi grand-mère Aspasia.

La ville, le port ont surgi devant mes yeux ébahis. 

Je n’oublierai jamais les maisons de bois en enfilade sur le quai du port avec  leurs pittoresques balcons musulmans à moucharabiés!

Je les voyais et je les connaissais depuis toujours !

Les vieilles maisons en bois avec les balcons couverts à moucharabiés. 

C’était comme de voir une vieille lithographie oubliée.

Après, on est arrivés à Smyrne, toujours en douce, pour que le gouvernement turc ne soit pas informé officiellement; cela aurait pu provoquer un incident diplomatique, si on apprenait qu’ils protégeaient des Grecs qu’on soustrayait aux dictateurs grecs.

Le lendemain, on a pris l’avion à Smyrne pour Graz ; la veille, on avait dormi au Club Méditerranée de Smyrne, toujours en cachette et grâce à nos amis français qui avaient arrangé le coup. 

Bien sûr, comme on n’était pas là officiellement, les lits n’étaient pas faits dans la chambre où on nous avait mis et les draps avaient déjà servi, notre pauvre mère en était malade mais ça ne nous pas empêchés de dormir comme des anges, je m’en souviens!

 

Voilà comment je suis retournée moi aussi dans la patrie de mes grands-pères et de mes grands-mères, de façon pas très orthodoxe, clandestinement, et seulement pour vingt petites heures. 

Mais j’ai foulé la terre de mes aïeux !

J’étais encore une toute petite fille et pourtant j’ai vécu ces quelques moments intensément et avec une immense émotion, sachant que je me trouvais enfin dans  un pays perdu, mais qui était le mien!

C’était pour cela que je ne me lassais pas de regarder autour de moi. 

Éblouie, je dévorais le paysage des yeux, tout le temps qu’on a traversé les immenses étendues couvertes de sultanines entre Cesme et Smyrne.

("Comme la petite vigne de Grand-Père, chez nous », je me disais)

 

Plus tard, jeune fille, quand on me demandait où j’étais allée en voyage,

je répondais toute fière:

"En premier, je suis allée en Turquie, en Asie Mineure, dans ma patrie!" 

Et je crânais !

 

On est retournés à Cesme avec mon père et toute ma famille, Maman, Yorgos, mes quatre enfants, tout le bureau, des musiciens, des chanteurs, des preneurs de son, des amis, des journalistes, des cinéastes, des photographes et  une foule de gens de Chios, l’île où est né Papa.

On était vraiment un nombre incroyable de Grecs à ce voyage en 2005.

C’était comme une immense bande de copains qui partait en bateau à une grande fête, une belle cérémonie.

Une fête en l’honneur de mon père. Bientôt, il allait marcher dans les ruelles d’Aghia Sofia, le quartier où sa mère courait, petite fille!

Tout cela m’émouvait terriblement. 

Le cortège suivait, tout ému.

La procession en l’honneur de Papa arrivait sur sa terre natale, dans une patrie ancienne mais qui était désormais une terre étrangère.

On allait tous en pèlerinage.

Et là, les Grecs ont rencontré les Turcs, des quantités d’amis, et tous ensemble on a commencé à faire la fête en l’honneur de notre père chéri!

Notre père à tous, je dois dire! 

Enfin, il était revenu là où il avait commencé à exister!

 

Quand j’ai aperçu la ville, je ne l’ai pas reconnue!

Depuis la dernière fois, quand j’étais venue en 1970, on avait démoli tous les bâtiments, toutes les vieilles maisons et, à leur place, trônaient maintenant des édifices modernes en béton. 

Je dois dire qu’ils n’étaient pas de mauvais goût. 

La ville est très digne dans sa physionomie moderne.

Avec des dizaines de milliers de touristes qui déferlent dans les légendaires hôtels-palaces qui datent de l’époque des Grecs, avec d’immenses installations thermales, des piscines de soufre cachées dans leurs profondeurs. Partout, absolument partout !

Cesme, ça veut dire la source.

Et les Anciens Grecs, il y a des milliers d’années, avaient bâti sur ces sources, sur toute la côte sud de l’Asie Mineure, de belles villes célèbres, avec un tas de thermes, habituellement à proximité d’un Nymphaion, honorant par de petits temples les nymphes, déesses des eaux!

Sauf qu’en 2005, le rêve, le conte magique de l’Orient que nous écoutions raconter, insatiables, ouvrant toutes grandes nos oreilles, quand nous étions petits, à Néa Smyrni, Yorgos et moi, s’étaient évanouis.

Envolé, le conte de fées que j’avais vécu à mon tout premier voyage, quand j’étais une fillette d’à peine plus de douze ans.

 

Je reviens à la photo de nous sur la Place Rouge en 1970 et je veux témoigner de l’incroyable magie que nous avons vécue là-bas, mon frère et moi. 

Peut-être parce qu’on découvrait, jour après jour, des endroits impensables pour un petit enfant qui, jusqu’au jour où il a décampé, dévalait à longueur de journée les rues du quartier sur son vélo, jusqu’à Amphithéa : au-delà de cette avenue, pour nous, c’était un autre pays qui commençait! 

Notre univers d’enfants, d’une enjambée, on en faisait le tour !

C’était magique peut-être parce que, en trois mois, on a changé cinq fois de pays,  on est montés dans des avions, des trains, des avions de chasse et des hélicoptères de l’armée, peut-être parce que, aux côtés de mon père, si fou que cela paraisse, on a côtoyé des chefs d’état qui aujourd’hui ornent les pages des livres d’histoire.

Sûrement, en tout cas, parce que, blottis dans les bras de notre petite Maman, on avait maintenant pour toujours auprès de nous notre Papa, à qui on faisait des câlins, qui nous serrait contre lui, qu’on couvrait de baisers, qui nous serrait dans ses immenses bras, à qui on n’arrêtait pas de parler, et de parler, encore et encore. Lui aussi nous parlait continuellement, nous racontait continuellement des choses. 

(Elle est devenue proverbiale cette habitude qu’a Papa de parler pendant des heures sans que ses amis et ses invités puissent en placer une et eux l’écoutent toujours émerveillés !) 

 

Notre vie était un conte de fées dont le dieu était notre Papa !

Là, sur la photo, on l’avait enfin rien que pour nous ! C’était notre Papa à nous!

Ils étaient tous les deux à nous et près de nous désormais!

Jamais plus on ne se séparerait !

Et on ne s’est jamais quittés jusqu’à aujourd’hui!

 

"Cri et cri et cri, Papa fait pipi !"

On paraphrasait le poème d’Elytis quand Papa arrêtait la DS sur la nationale Athènes- Corinthe pour faire pipi.

Chaque fois que Papa mettait en marche la Citroën fabuleuse à nos yeux de gosses, elle se soulevait comme si elle se gonflait, et nous, sur le siège arrière, on s’accrochait fièrement aux poignées de la portière, en attendant que notre formidable Papa démarre.

"Cri et cri et cri et cri...."

Il s’arrêtait toujours pour faire pipi.

Un détail tout ce qu’il y a de plus intime, j’avoue, mais il faut que je vous en parle pour que vous sentiez mieux comment on vivait.

C’était l’occasion pour nous de chanter la belle chanson de Papa extraite des Petites Cyclades mais dans notre arrangement personnel.

Μaman nous accompagnait en se moquant.

Habituellement, il s’arrêtait à Kakia Skala.

Tous les weeks-ends.

Αthènes-Vrahati-Vrahati-Athènes.

Tous les weeks-ends, tout le temps qu’il était avec nous et pas à l’horrible Sûreté de la rue Bouboulina, dans les innombrables prisons, les camps de détention ou en exil.

C’était devenu une habitude pour nous les prisons, les mouchards, et les gardiens de prison, même l’armée qui faisait des descentes dans notre pauvre maison de Néa Smyrni, quand ils le traquaient impitoyablement, et que lui se planquait à Athènes, de maison en maison. 

Entre le 21 avril 1967 et le début août, quand ils l’ont arrêté à Haïdari, chez Maria, caché derrière un piano.

On s’habitue à tout. 

Même à l’épouvante. 

Elle ne vous surprend plus du tout.

L’homme s’habitue à tout.

Je pense à tout ça avec nostalgie.

Un jour, si vous voulez, je vous raconterai les descentes de l’armée dans notre maison, en pleine nuit!

C’était comme pendant les pogroms.

Pourtant, en y pensant, j’ai le sourire.

Je n’oublierai jamais le jeune soldat, un beau petit gars qui nous poussait  sauvagement, nous les deux gosses, avec la baïonnette de son fusil, avec acharnement, en nous terrorisant.

En même temps, il était si gracieux, si beau ! Blond, pas bien grand, il était enragé et il gueulait, mais à ça aussi, on s’y est habitués!

 

Αthènes-Vrahati-Vrahati-Athènes. 

Αthènes-Vrahati-Vrahati-Athènes

Cinquante ans ont passé depuis la première fois en 1964. 

Cinquante ans.

Papa, Maman, Yorgos et moi.

Comme sur la photo de la Place Rouge.

Bonne nuit.

Μargarita

 

 

P.S.

Pour ce qui est de l’Antiquité, en Ionie, 

que puis-je écrire de plus ?

En fait, c’est de ça que je vous parle depuis des heures. 

En ce temps-là, maintenant, on est toujours pareils. 

Si proches dans l’éternité! 

Toujours pareils, avec la même chaleur, la même joie, l’amour de la fête, la chanson, la danse!

La vie !

Cette terre est à nous et elle est à eux.

Rien de nationaliste là-dedans.

Juste de la douceur. La douceur de notre patrie.

La patrie de ma famille.

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